Les établissements de monaie électronique devront proposer plus qu’un simple moyen de paiement pour s’imposer
La monnaie électronique se présente comme un substitut électronique aux pièces et billets de banque, stocké sur un support dématérialisé et généralement destiné à effectuer des paiements de faible montant. Ce n’est pas une troisième forme de monnaie visant à concurrencer la monnaie fiduciaire et la monnaie scripturale. Ce nouveau moyen de paiement a été créé juridiquement en 2000 par la 1re Directive européenne sur la monnaie électronique (DME1, Directive 2000/46/CE). Publiée en octobre 2000, cette réglementation européenne a été transposée en droit français à la date limite du 27 avril 2002.
Face à l’émergence de nouveaux produits de paiement électronique prépayés, Bruxelles avait voulu créer un cadre juridique clair destiné à renforcer le marché intérieur et la concurrence, tout en garantissant un niveau adéquat de surveillance prudentielle. Le succès n’a pas été au rendez-vous, en raison de contraintes capitalistiques inadaptées à des petites structures : 1 million d’euros de capital initial et des fonds propres « égaux ou supérieurs à 2 % du plus élevé des deux montants suivants, le montant courant ou le total visé pour six mois de ses engagements financiers liés à la monnaie électronique en circulation ». Les autres freins étaient d’ordre opérationnel. Les instruments de monnaie électronique avaient une capacité de chargement maximale limitée (150 euros), les opérateurs étaient tenus à des contraintes strictes en termes de remboursement et de connaissance du client. Pour être en conformité avec la législation anti-blanchiment, les établissements de monnaie électronique (EME) se voyaient imposer des contraintes jugées disproportionnées.
À ces difficultés originelles se sont ajoutées des contraintes particulières aux États, dotés d’une large marge de manœuvre pour transposer la directive. Pour sécuriser les échanges, et par souci de lutte contre le blanchiment d’argent, les autorités françaises ont durci le dispositif en étendant les activités soumises à agrément de l’Autorité de contrôle prudentiel (ACP) et en plafonnant les paiements électroniques à 30 euros maximum par transaction. Aujourd’hui, seuls trois établissements de monnaie électronique (EME) ont été agréés par l’ACP. Le plus connu, Moneo, commercialise une carte sur laquelle l’utilisateur peut stocker des unités d’euros pour payer chez des commerçants, notamment. Des opérateurs étrangers et des établissements de crédit opèrent aussi sur le marché.
Une première évolution réglementaire en France a atténué les contraintes. Mais globalement, la réglementation a été jugée trop restrictive, incitant certains acteurs à obtenir, notamment, un agrément dans un autre pays que la France, créant des distorsions de concurrence. La Banque de France a mis l’accent sur la sécurité. Et pour cause, selon l’Observatoire de la sécurité des cartes de paiement, le taux de fraude sur les paiements à distance, en particulier sur Internet, est vingt fois supérieur (0,341 % du montant des transactions) à ceux constatés pour le paiement de proximité (chez les commerçants) et les retraits au distributeur (0,015 %).
Le gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, avait eu des mots durs l’année dernière contre le Crédit Agricole qui venait de lancer Kwixo, une solution de paiement sécurisée, via sa filiale FIA-NET Europe enregistrée… au Luxembourg. « Si les gens sont assez bêtes pour aller choisir des moyens de paiement proposés avec des niveaux de sécurité moindres (qu’en France), on ne peut rien faire », avait-il fustigé, estimant néanmoins que « si on gagne la bataille de l’opinion, la tentation d’aller à Luxembourg ou ailleurs disparaîtra ».
Un nouveau cadre juridique moderne et cohérent
Consciente des barrières au développement de la monnaie électronique, Bruxelles a révisé en profondeur la DME1, dont certaines dispositions ont été jugées par le législateur européen comme « préjudiciables à l’émergence d’un véritable marché unique des services de monnaie électronique et au développement de services conviviaux de ce type ». En 2007, une nouvelle directive a été adoptée (Directive 2009/110/CE du 16 septembre 2009, Directive monnaie électronique 2 ou DME2) pour établir un « cadre juridique moderne et cohérent ». La nouvelle directive replace l’opportunité de l’emploi de la monnaie électronique dans une perspective de développement des transactions non-cash en Europe, dans la lignée des projets visant à créer un marché libéralisé et unifié des paiements en Europe (projet SEPA, DME, DSP).
La première modernisation porte sur la définition. La monnaie électronique est définie comme « une valeur monétaire qui est stockée sous une forme électronique, y compris magnétique, représentant une créance sur l’émetteur, qui est émise contre la remise de fonds aux fins d’opérations de paiement (…) et qui est acceptée par une personne physique ou morale autre que l’émetteur de monnaie électronique ». Cette définition établit un large panel de produits. Cette monnaie peut être chargée sur un porte-monnaie électronique, une carte prépayée, un téléphone portable ou sur un compte de règlement en ligne. Le législateur européen a voulu une définition « assez générale pour ne pas nuire à l’innovation technologique et pour englober non seulement la totalité des produits de monnaie électronique disponibles aujourd’hui sur le marché, mais également les produits qui pourraient être développés à l’avenir ».
Avant cette directive, le régime prudentiel des EME était étroitement lié à celui des établissements de crédit. Compte tenu du lien étroit qui existe entre la monnaie électronique et les paiements électroniques, il importait d’harmoniser le régime des EP avec celui des EME. La nouvelle directive crée un régime autonome pour les EME, qui se voient exonérés de plusieurs contraintes réglementaires. Parallèlement, ils peuvent proposer les services des EP (voir tableau). Pour faciliter l’émergence de nouveaux EME, l’exigence de capital initial a été abaissée de 1 million à 350 000 euros. Le régime prudentiel a été harmonisé avec celui qui s’applique aux EP dans le cadre de leurs activités similaires. Les contraintes prudentielles pour l’activité émission de monnaie ont aussi été allégées. En contrepartie, pour ne pas créer de concurrence déloyale avec les EP, la DME2 accroît les obligations de protection du consommateur (clauses de remboursement obligatoires) et remplace le principe de « gestion saine et prudente » instauré par la DME1 par une « obligation de protection des fonds » sur certaines classes d’actifs.
Malgré toutes ces avancées, la France n’a toujours pas transposé la nouvelle directive. Elle aurait dû le faire au plus tard le 30 avril 2011. Avec cinq autres pays (Belgique, Espagne, Chypre, Pologne et Portugal), la France a reçu en avril dernier un avis motivé de la Commission européenne relatif à la mise en œuvre de la directive. Les retardataires ont deux mois pour informer Bruxelles des mesures prises pour mettre pleinement en œuvre ce texte. Passé ce délai, la Commission pourra saisir la Cour de justice de l’Union européenne et lui demander d’imposer des sanctions financières.
La norme technologique NFC s’impose
En pratique, deux formes de monnaie électronique cohabitent. Au sens étroit, la monnaie électronique vise à remplacer les pièces et les billets ; elle peut être utilisée dans les paiements de détail. Le porte-monnaie électronique est un stock électronique de valeur monétaire, qui peut être largement utilisé pour effectuer des paiements. Pour utiliser ce portefeuille, il n’est pas forcément nécessaire d’avoir un compte bancaire, les paiements pouvant se faire sans l’intervention d’un intermédiaire. De son côté, la « monnaie réseau » est une autre forme de monnaie électronique permettant, grâce à des logiciels spécialisés, de transférer de l’argent pour s’acquitter de paiements via des réseaux de télécommunication comme Internet.
Pour séduire les clients, et remplacer à terme pièces et billets, le porte-monnaie électronique s’appuie sur une technologie simplifiant et fluidifiant les paiements : le NFC (Near Field Communication). Ce système permet d’effectuer un paiement sans contact en approchant d’un boîtier dédié au paiement sans contact, d’un appareil équipé d’une puce NFC (une carte classique ou un smartphone) et d’une application spécifique. À la différence du Bluetooth, le NFC a une très faible portée et offre de meilleures garanties en terme de sécurité des données, même si le système est perfectible. Le NFC a déjà séduit plusieurs pays, comme les États-Unis ou le Japon.
Mais cette technologie n’est pas exclusive des systèmes de portefeuille électronique. Pour Jean-Marc Bornet, administrateur du GIE Cartes bancaires, dans le cadre de la réflexion sur les nouveaux moyens de paiement, « la question de la monnaie électronique n’est pas l’essentiel, la vraie question est de savoir comment payer de façon plus simple ». Aujourd’hui, en France, il est possible de payer sans contact avec une carte de paiement classique ou un mobile, à condition qu’ils soient équipés de la technologie NFC. Le client effectue son paiement, dans la limite de 20 euros, sans entrer de code, et son compte bancaire est débité directement. Il ne s’agit pas, en l’espèce, d’un portefeuille électronique.
La technologie en est à ses débuts. « En mai, près de 65 000 transactions sans contact ont été enregistrées », souligne Jean-Marc Bornet, rappelant qu’en 2011, il y a eu « 7,5 milliards de transactions par cartes ». Mais les chiffres ne sont pas révélateurs pour l’instant. « Il faut du temps pour équiper les porteurs (en carte ou mobile) et les commerçants en terminaux de paiement électronique (TPE) compatibles NFC », explique-t-il, précisant que quelque « 2,5 millions de cartes équipées sont en circulation aujourd’hui et 6 à 7 millions devraient l’être à la fin de l’année ». Côté commerçants, « plus de 15 000 sont équipés » de la « cible », dispositif électronique permettant d’échanger à distance avec la carte du client. Le déploiement devrait prendre entre 2 et 3 ans.
Pour déployer le sans contact, a été créée en 2008 l’Association Européenne Payez Mobile (AEPM), qui réunit les opérateurs mobiles (Bouygues Telecom, Orange et SFR) et l’intégralité des grands groupes bancaires (Crédit Mutuel, BNP, Société Générale, Crédit Agricole, La Banque Postale, les Banques Populaires et les Caisses d’Épargne) avec le soutien de Visa et de Mastercard. Une vaste expérimentation de cette technologie, faisant office de répétition générale, a été lancée en 2010 dans la ville de Nice, sous le nom de Cityzi. Parmi les services proposés, il est possible de payer chez les commerçants, d’acheter ses tickets de transport en commun, d’obtenir des informations touristiques ou de gérer ses points fidélité. Les résultats ont été jugés encourageants, avec un taux de satisfaction de plus de 80 % des utilisateurs. En janvier 2011, 9 villes (Bordeaux, Caen, Lille, Marseille, Nice, Paris, Rennes, Strasbourg et Toulouse) ont été déclarées « territoires leaders du sans contact mobile » par le ministre de l’Économie numérique de l’époque, Éric Besson, dans le but d’étendre le dispositif.
Pour le client, l’intérêt premier du sans contact est de fluidifier le passage en caisse pour le paiement des petits montants. Les distributeurs y voient ainsi l’opportunité d’apporter « un service au client », explique Xavier Donadieu de Lavit, responsable financier de Leroy Merlin et membre de l’association de distributeurs Mercatel.
Pour les grands groupes, cela permet aussi de réduire le paiement en espèces des petites dépenses (80 % des cas). L’enjeu n’est pas marginal. Leroy Merlin traite en caisse chaque année « 2 à 3 millions de transactions inférieures à 2 euros », explique Xavier Donadieu de Lavit. Or, leur temps de traitement et leur coût de gestion ne sont pas anodins et souvent insuffisamment valorisés. « De nombreux grands commerçants sont très demandeurs », confirme Jean-Marc Bornet. « Pour accélérer le passage en caisse, le sans contact apporte une vraie solution ». Dans ce domaine, les EME commercialisant des porte-monnaie électroniques seront en concurrence directe avec les établissements de crédit classique et les groupes de téléphonie mobile.
Les directions financières des grands groupes ne devraient néanmoins pas tirer d’avantage financier immédiat du sans contact. Déjà, les commerçants vont devoir s’équiper. « Depuis trois ans, à chaque fois que nous avons dû remplacer un TPE, nous avons choisi un terminal compatible avec la technologie sans-contact », explique Xavier de Lavit, précisant que ces TPE coûtent de « 1 à 3 % plus chers que les classiques ».
En outre, à l’heure où les banques se sont engagées à baisser les frais de transaction, les nouveaux acteurs du paiement ne semblent pas pour l’instant à même de faire jouer la concurrence. Le rapport Pauget/Constans sur « L’avenir des moyens de paiement en France », publié en mars dernier, s’est penché sur le modèle économique de PayPal, porte-monnaie en ligne le plus populaire grâce à son étroite association avec le site de vente aux enchères d’objets en ligne Ebay. Paypal « repose principalement sur la mise en place de“commissions commerçant” calculées en fonction du montant des opérations. Dans un contexte d’opérations entre particuliers et commerçants, ces commissions varient entre 1,4 % et 3,4 % du montant de la transaction, ce qui est sensiblement plus cher que les transactions par carte de paiement classique (de l’ordre de 0,80 %)». En France, Google® prend une commission de 3,40 % + 0,35 € sur chaque transaction depuis le 5 février.
Or, pour les commerçants, le coût de la transaction carte est un élément important, dans la mesure où il est proportionnel au chiffre d’affaires, et non unitaire. Les représentants du commerce auditionnés lors des travaux sur le rapport Pauget/Constans indiquent « qu’après l’échec de l’expérience Moneo, il n’y a pas encore de modèle économique pour les transactions de faible montant, hors espèces, notamment parce que les commerçants de proximité vendant des produits de faible valeur unitaire n’ont pas eu intérêt à utiliser ce service ». Sur ce point aussi, les EME ne semblent pas pour l’instant être en mesure de concurrencer les établissements de crédit.
Pourtant, PayPal connaît une expansion forte. « C’est le développement de nouveaux services associés aux paiements qui justifiera de plus en plus la facturation de certains paiements », note le rapport Pauget/Constans. Or, comme l’expliquait, lors du PayForum en mars, Philippe David, directeur général de Welcome Real-Time, fournisseur de solutions marketing et fidélité, les nouveaux moyens de paiement peuvent apporter des solutions pour se différencier et accroître les ventes des commerçants. C’est la condition de leur essor.
Selon une étude CCM Benchmark et CSA Consulting, 66 % des consommateurs jugent que le seul avantage de la rapidité ne suffira pas à les convaincre. C’est notamment sur le plan du marketing que les EME pourront apporter une vraie valeur ajoutée et se différencier. Google Wallet® – le système de paiement par téléphone mobile lancé l’année dernière par le géant informatique à New York et à San Francisco – permet de faire du couponing, de stocker des points de fidélité et de les activer automatiquement. Après avoir identifié un de vos loisirs via vos recherches sur Internet, Google® pourra vous annoncer une promotion dans un magasin près de chez vous, où vous réglerez avec votre Wallet, lequel sera crédité de points de fidélité. Google® offre un produit permettant de mieux cibler le client, mais aussi de faire augmenter les ventes. Ainsi, « les nouveaux moyens de paiement placent la trésorerie au cœur des relations entre l’entreprise et le client », juge Xavier de Lavit.
« Ce développement de nouvelles offres de service à proposer aux consommateurs, aux commerçants et aux entreprises apparaît (…) comme une voie de croissance prioritaire pour les établissements de crédit et les établissements de paiement et de monnaie électronique », estime le rapport Pauget/Constans. C’est la voie choisie par de grands entrants sur le marché français des paiements tels que Paypal, Google® ou Facebook. Pour riposter à l’offensive de Google®, qui convoite toute l’Europe, PayPal vient de dévoiler un nouveau dispositif de paiement baptisé PayPal Here. Grâce à un accessoire et à une application mobile, ce système va en plus permettre d’utiliser le service de paiement en ligne partout, notamment chez les petits commerçants.
Le monde bancaire conserve un avantage de crédibilité sur la sécurité
Ces nouveaux acteurs ont un handicap. Le système de Google®, notamment, est très intrusif. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) mène actuellement « des investigations techniques » afin d’identifier d’éventuels problèmes de sécurité et d’évaluer leurs conséquences en terme d’impact sur la vie privée des porteurs de carte. Une préoccupation forte des consommateurs est que le stockage et l’utilisation des données personnelles liées aux paiements respectent les règles de confidentialité de ces données et de protection des libertés individuelles. Cette question, selon une étude CCM Benchmark et CSA Consulting, est le frein numéro un au développement du m-commerce mentionné par 83 % des Français.
Dans ce contexte, « es banques, les émetteurs de cartes bancaires ou encore l’association de banques avec un opérateur télécom » ont un avantage compétitif, car ils sont « les acteurs les plus légitimes pour proposer des solutions de paiement sur mobile, selon les Français interrogés », juge Yvon Moysan, manager chez CSA Consulting et coauteur de l’étude. Une analyse qui devrait plaider également pour le modèle Cityzi, qui a par ailleurs déjà promis que les données des clients ne seraient pas centralisées.
Une bataille concurrentielle portera aussi sur le support qui emportera l’adhésion des clients pour le paiement de détail. Carte classique ou téléphone ? BPCE privilégie le paiement par carte, alors que BNP Paribas et Crédit Mutuel-CIC misent sur le paiement « sans contact » mobile. On compte 20 millions de mobinautes en France. D’un milliard en 2012, le m-commerce pourrait dépasser les 13 milliards d’euros de chiffre d’affaires en France en 2015, contre 500 millions d’euros en 2010, selon une étude publiée par le cabinet conseil Xerfi. Dans cet environnement, les EME auront une carte à jouer, à condition d’apporter un service innovant, et pas seulement un moyen de paiement.
Julien Larrue
bfinance du 6 juillet 2012